L'Île aux pirates, l'odyssée maudite de Renny Harlin

ANALYSES

Romain Jankowski

10/13/20254 min read

Il devait ressusciter le film d’aventure à grand spectacle, marier souffle épique, humour et romantisme, des qualités chères au cinéma d'Errol Flynn. Mais L'ÎLE AUX PIRATES , porté par le couple Geena Davis / Matthew Modine, est devenu l’un des plus spectaculaires désastres de l’histoire du cinéma. Retour sur une production aussi démesurée que maudite, qui a précipité la chute d’un studio et enterré pour des années le genre du film de pirates.

Les ambitions d’un rêve hollywoodien

Au début des années 1990, Renny Harlin sort auréolé du succès de DIE HARD 2 et CLIFFHANGER, un film qui a également relancé la carrière de Stallone au box-office.. Hollywood le voit alors comme un nouveau faiseur d’action à succès. Son épouse de l’époque, Geena Davis, vient de remporter l’Oscar du meilleur second rôle pour VOYAGEUR MALGRE LUI et s’est imposée comme une figure féminine forte du cinéma américain grâce à THELMA ET LOUISE.
Le duo veut frapper fort : un film d’aventure épique, mené par une héroïne pirate, dans la lignée des grandes fresques hollywoodiennes.

Le projet, intitulé L'ÎLE AUX PIRATES est confié à Carolco Pictures, studio célèbre pour avoir produit RAMBO, TOTAL RECALL et TERMINATOR 2. Son patron, Mario Kassar, voit là une occasion de relancer un genre disparu et de redorer son blason. Le studio peut voir venir, il enchaîne les cartons : TERMINATOR 2 (519 millions amassés pour 100 millions de budget) BASIC INSTINCT (349 millions récoltés pour 49 millions dépensés), CLIFFHANGER (255 millions / 65 millions) et STARGATE (196 millions / 50 millions). Il n'y guère que l'inénarrable UNIVERSAL SOLDIER pour faire de l'ombre au tableau (36 millions totalisés pour 25 millions de budget).
Sur le papier, tout semble idyllique pour L'ÎLE AUX PIRATES : un budget de 60 millions de dollars, un tournage dans les Caraïbes, des décors naturels, de véritables galions reconstruits grandeur nature. Mais la mer va rapidement se déchaîner.

Une production dantesque et chaotique

Dès la préproduction, L’Île aux pirates se transforme en cauchemar logistique. Le scénario, confié à plusieurs plumes, est sans cesse réécrit. Michael Douglas, un temps pressenti pour le rôle masculin principal, quitte le navire en pleine préparation, mécontent du manque d’équilibre entre son rôle et celui de Geena Davis. Il est remplacé par Matthew Modine, un acteur solide mais sans le même poids commercial. Le producteur Mario Kassar grince des dents, mais pas question de monter encore le budget pour embaucher une star. Après tout, c'est le spectacle qui doit primer ici.

Mais le tournage, effectué principalement à Malte et en Thaïlande, devient une épreuve : tempêtes tropicales, matériel détruit, retards de livraison, blessures, maladies. Les coûts explosent. Pour obtenir le rendu “réaliste” voulu par Harlin, l’équipe fait construire un immense trois-mâts navigable et des décors portuaires entiers. Résultat : le budget initial grimpe jusqu’à 100 millions de dollars, une somme vertigineuse pour l’époque. Harlin, perfectionniste, multiplie les prises et les explosions spectaculaires. Chaque séquence d’action devient une épreuve technique. Le réalisateur lui-même racontera plus tard avoir tourné “dans des conditions infernales, sans répit, sur une production devenue folle”.

Le naufrage financier

Pour les producteurs, il n'y a pas d'autres choix que de rendre cette aventure rentable. La communication s'avère alors massive pour espérer en faire un événement de fin d'année dans les salles. Direction Noël et l'ambition de viser les familles. Lorsque le film sort le 22 décembre 1995 aux États-Unis, les critiques sont assassines. On dénonce un scénario bancal, des dialogues plats, une mise en scène tapageuse et un manque d’émotion.
Malgré des décors somptueux et une direction artistique impressionnante, L'ÎLE AUX PIRATES ne parvient pas à trouver son public. Il fait face à la concurrence puissante et plus fédératrice de TOY STORY et JUMANJI, se plantant dans les grandes largeurs : Le film ne rapporte que 10 millions de dollars en Amérique du Nord et 18 millions à l'international. Le désastre est là, 28 millions de dollars rapportés pour 100 millions de budget de production (hors promo, donc).

Les pertes sont estimées à près de 90 millions de dollars nets, un gouffre qui entraîne la faillite de Carolco Pictures. Dans les années suivantes, LÎLE AUX PIRATES est souvent cité comme le plus grand fiasco financier de l’histoire du cinéma, figurant même dans le Guinness Book pour ses pertes colossales.

Le film qui a tué les pirates (temporairement)

L’échec du film a un effet immédiat : pendant presque dix ans, plus aucun studio n’ose financer un film de pirates. Le genre, déjà considéré comme ringard, devient un repoussoir absolu à Hollywood. Il faudra attendre 2003 et le succès inattendu de PIRATES DES CARAÏBES : LA MALEDICTION DU BLACK PEARL pour que les pirates retrouvent grâce aux yeux des producteurs et du public. Il faut se souvenir de cette prise de risque insensée à l'époque, avec ce contexte lourd en sus. Cela ne rend que plus beau le phénomène qu'est devenu PIRATES DES CARAÏBES.

Les conséquences du lourd échec de L'ÎLE AUX PIRATES sont multiples et assez tristes, montrant à quel point ce système est impitoyable (tout en ayant la mémoire courte) : Renny Harlin verra sa carrière plonger, Geena Davis ne retrouvera jamais son aura d’actrice de premier plan et le couple se séparera peu après. Quant au film, il deviendra l’exemple parfait des dérives hollywoodiennes : budgets hors de contrôle, ego surdimensionnés et absence de direction claire entraînant de facto la faillite d'une société.

Un regard réhabilité ?

Avec le recul, certains cinéphiles redécouvrent aujourd’hui le film sous un jour plus indulgent. L'ÎLE AUX PIRATES n’est pas le désastre artistique qu’on a longtemps décrit : ses scènes d’action, réalisées sans effets numériques, impressionnent encore ; sa photographie lumineuse rend hommage aux grands films d’aventure classiques ; et la performance de Geena Davis, intrépide et charismatique, anticipe la vague d’héroïnes d’action qui suivra.

Reste que le film symbolise mieux que tout l’hubris hollywoodienne des années 90 — celle d’un cinéma qui voulait tout avoir : la grandeur, la technologie, le spectacle… sans toujours se souvenir qu’il fallait aussi une âme.