Les Grandes Gueules, le western vosgien de Robert Enrico

DOSSIERS

Romain Jankowski

10/29/20253 min read

En 1965, Robert Enrico signe avec LES GRANDES GUEULES un film à la croisée des genres : western, drame social et fresque humaine. Loin des décors poussiéreux de l’Ouest américain, c’est dans les forêts des Vosges que s’inventait un cinéma d’hommes, de boue et de bois, porté par deux figures mythiques : Bourvil et Lino Ventura.

Un western à la tronçonneuse

Adapté du roman LE HAUT-FER de José Giovanni (également co-scénariste ici), LES GRANDES GUEULES suit Hector Valentin (Bourvil), de retour dans sa région natale après vingt ans d’absence. Héritier d’une scierie abandonnée, il refuse de la vendre à un industriel local, Therraz, et décide de la relancer en embauchant d’anciens détenus en réinsertion. Parmi eux : Laurent (Ventura), taiseux et dangereux. La solidarité des débuts cède vite la place aux tensions, aux blessures du passé et à une vengeance qui ne demande qu’à éclore. Sous ses airs de chronique rurale, le film cache une vraie tragédie moderne, une histoire d’hommes en quête de dignité dans un monde qui les rejette.

Un tournage au cœur de la montagne

Tourné presque intégralement en extérieur, dans les Vosges (notamment à Vagney et à la scierie du Haut-Fer), le film respire l’authenticité. Pas de studio, mais une vraie aventure : la boue, la pluie, les rondins de bois et la sueur sont bien réels. Les habitants se souviennent encore de ces semaines où Bourvil et Ventura arpentaient les sentiers, entourés d’une équipe aussi solide que leurs personnages : Jean-Claude Rolland, Michel Constantin, Marie Dubois. Un tournage hors normes, dans tous les sens du terme. La presse de l'époque parle d'une véritable marée humaine dans le centre de Vagney en juin 1965. « Fait sans doute unique dans l’histoire des longs-métrages, le film, dirigé par le jeune et déjà célèbre Robert Enrico, était tourné, pour les séquences de la fête foraine, au milieu de la foule, et avec la collaboration effective de celle-ci », rapporta notamment un journal local. « Les gens se sont complètement approprié ce film et cette histoire », expliqua Jean-Pascal Voirin, auteur de l'excellent L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE DES GRANDES GUEULES. « Le thème du roman de José Giovanni est très original. Ce côté western vosgien reste d’une étonnante modernité : on y parle de réinsertion, du regard de l’autre, de l’amitié… Le tournage, mené par Robert Enrico dans un coin isolé, là où se trouvait le haut-fer, donne au film une dimension intemporelle. »

Le réalisateur Robert Enrico, passionné de westerns, a voulu filmer la montagne comme un territoire sauvage, indomptable. Le résultat est saisissant : la forêt devient un champ de bataille, la scierie un fortin assiégé, et les hommes, des pionniers perdus dans une France qui change trop vite. Le film, porté par une distribution exceptionnelle a rassemblé toute une région. « C’est un western vosgien qui met en valeur nos traditions ancestrales : les hauts-fers, le schlittage, le travail du bois », souligna Francis Grosjean, photographe et réalisateur vosgien. « La forêt, les paysages et les métiers y sont magnifiés. Et les acteurs, d’une simplicité désarmante, étaient proches des habitants. ».

Un certain héritage

Aujourd’hui encore, LES GRANDES GUEULES n’est pas un simple film. C’est une part de mémoire collective, un instant suspendu où tout un village s’est invité dans l’histoire du cinéma français. Pour Danièle Perrin, ancienne institutrice et figurante dans le film, LES GRANDES GUEULES reste un témoignage inestimable, comme elle le mettait en avant dans le journal VOSGES MATIN pour les 50 ans du tournage en 2015 : « C’est un excellent témoin urbain. Des années 60, on a très peu de photos de la place du village, qui a aujourd’hui complètement changé de visage. Tous les habitants de Vagney étaient là. Ce tournage, c’était une fête, un événement populaire. Le film a marqué les mémoires et est entré dans les annales du cinéma français. »

Le film ne se contente d'ailleurs pas de divertir : il raconte la France rurale, celle qui se bat pour ne pas disparaître. Derrière la sueur et les coups, il y a une critique sociale, celle du travail, de la réinsertion, de la lutte contre l’injustice. C’est aussi un film sur l’amitié virile, sur les valeurs anciennes, sur le prix à payer pour rester digne. Robert Enrico filme tout cela avec un souffle lyrique et une humanité brute. Bourvil et Lino Ventura, parfaits en héros courageux, usent de leur image populaire pour creuser des personnages dont l'impuissance face à la fatalité est palpable.

Toujours vivant

Soixante ans après, le long-métrage d'Enrico reste un classique populaire et respecté. Dans les Vosges, des projections anniversaires sont encore organisées, et certains lieux du tournage sont devenus des sites de mémoire. Le film continue de séduire les cinéphiles. “Un western à la française, sans chevaux mais avec des schlittes et des bûches”, écrira un critique de l’époque. On ne pouvait mieux le résumer.