Beau-père, la tendresse interdite d'un film controversé

ANALYSES

Romain Jankowski

11/19/20253 min read

Quand BEAU-PERE sort en 1981, la France du cinéma est en pleine métamorphose. Les années 70 ont libéré les corps, les mœurs et les écrans ; les années 80 ramènent déjà une morale moins permissive, plus inquiète. Entre ces deux mondes, Bertrand Blier signe un film qui semble flotter hors du temps : audacieux, tendre, dérangeant, parfois drôle malgré lui, toujours sincère. Quarante ans plus tard, l’œuvre demeure l’une des plus controversées et fascinantes du cinéma français.

Un film troublant

Avant d’être un film, BEAU-PERE est un livre. Blier y raconte une histoire qui s’impose à lui comme un défi : montrer le glissement d’une relation familiale vers une relation amoureuse sans jugement, sans cynisme, avec une délicatesse presque désarmante. Le réalisateur, déjà connu pour son goût du non-conformisme (LES VALSEUSES, PREPAREZ VOS MOUCHOIRS), veut aller encore plus loin : filmer l’interdit mais sans le brandir, filmer l’ambiguïté plutôt que le scandale. Il ne s’agit pas de provocation : Blier veut sonder ce qui se passe quand deux solitudes se cherchent, quand un adulte affaibli devient le refuge maladroit d’une adolescente qui se sent plus mûre qu’elle ne l’est. Rémi (Dewaere), pianiste en perte de repères, voit sa vie basculer lorsque Martine, sa compagne, meurt brutalement dans un accident de voiture. Sa fille, Marion, âgée de 14 ans, choisit de rester vivre avec lui. À mesure que leur cohabitation se prolonge, Marion développe une attirance pressante, irrépressible. Malgré ses réticences, Rémi finit par succomber à ses avances.

Immense Dewaere

Pour interpréter Rémi, Blier choisit Patrick Dewaere, l’acteur le plus fragile, le plus fiévreux de sa génération.
Un acteur incandescent et profondément touché par la vie. Dewaere comprend immédiatement le personnage : un homme perdu, qui n’a plus de boussole morale, qui n’a jamais su se défendre. Rémi n’est pas un prédateur mais un naufragé, un homme complètement dépassé. Dewaere y met sa tristesse et son humour désabusé. Face à lui, Blier choisit Ariel Besse, quasi inconnue, au regard timide et déterminé. Elle apporte une innocence, une absence totale d’artifice. La jeune actrice ne fera d'ailleurs pas une grande carrière cinématographique, celle-ci se terminant l'année suivante mais se prolongeant sur les planches. C’est toutefois ce duo improbable, presque asymétrique, qui fait naître la tension unique du film.

Dès le début du projet, Blier sait qu’il marche sur un fil. Le sujet — une relation entre un adulte et une adolescente — pourrait très vite tourner au malaise, voire à la provocation gratuite. Il décide donc de filmer autrement : pas de scènes appuyées, pas d’érotisation, pas de complaisance. Blier dirige ses comédiens comme des êtres blessés qui tentent de se raccrocher l’un à l’autre. Le film devient dès lors un face-à-face moral plus qu’un drame sulfureux. En coulisses, Dewaere vit une période compliquée. Il sort d’années difficiles et trouve dans le rôle un moyen d’exprimer toute sa vulnérabilité. L'Histoire retiendra que Rémi fut l'un de ses derniers rôles, Dewaere se suicidant un an plus tard...

Une autre époque

À sa sortie, BEAU-PERE ne laisse personne indifférent. Le film est présenté au Festival de Cannes en 1981. En France, il rencontre un accueil mitigé : d’un côté, le public est troublé par la relation qu’il dépeint ; de l’autre, beaucoup saluent la délicatesse du traitement. Un seul point réuni tout le monde : la prestation fabuleuse de Dewaere. Toutefois, un film pareil ne serait plus produit aujourd'hui. La société, plus vigilante — et à juste titre — sur les rapports de pouvoir, les enjeux de protection des mineurs, jugerait l’histoire inappropriée. Et pourtant, paradoxalement, ce film-là n’est jamais voyeur. Il parle de désarroi, de solitude, de responsabilité, de la difficulté morale d’être adulte quand on ne s’en sent pas capable. C'est certainement cette nuance fondamentale qui en fait une oeuvre unique. Avec le temps, le long-métrage a gagné en reconnaissance. La restauration récente du film lui offre un second souffle, permettant de redécouvrir la photographie douce de Sacha Vierny (immense directeur photo qui a notamment travaillé pour Alain Resnais et Chris Marker). Plus largement, BEAU-PERE reste l’un des films les plus emblématiques de la dernière partie de la carrière de Dewaere, dont la disparition tragique quelques mois plus tard lui donne une résonance forcément plus émouvante.